Je mets tous les ingrédients dans un bol et je remue lentement, puis plus rapidement. Ils se confondent, deviennent une pâte homogène et grisâtre. Tous les ingrédients de l’histoire d’Eugen – son amour, ses désirs, ses mésaventures, ses étonnements –, alors éclatants de couleurs et étalés sur un temps si long, se retrouvent dans le même petit espace, coincés dans des fragments de mille mots. Ils perdent leurs couleurs et leur goût. Mais, peut-être que maintenant, à l’instant même où j’écris, certains des protagonistes de cette histoire revivent d’un coup ce qui s’est passé, comme un éclair. Ou peut-être que toi, qui n’es pourtant jamais allé là-bas, mystérieusement, tu sens dans l’air l’odeur humide des journaux de la bibliothèque de Milan, cette même odeur étrange qu’Eugen avait identifiée quand, fraîchement arrivé dans la ville la plus industrielle d’Italie, il volait du temps de travail pour aller consulter le Corriere della sera - surtout la page culture - pour apprendre l’italien.